Quand l’exploration des dynamiques sociétales ouvre de nouveaux champs de valeur pour l’entreprise
J’intervenais le 25 mars dernier, à la demande d‘Alice Darmon, à la très belle soirée de remise du Prix de l’Entrepreneure responsable 2014 du réseau EPWN (European Professional Women’s Network) où les idées fusaient sur les business models de demain au croisement des innovations de modèles économiques et de société voir ici le résumé de la soirée en anglais.
Cette soirée traduit pour moi plusieurs idées fortes sur les grandes mutuations en cours :
La grande bascule
Nous vivons, comme on l’entend parfois, une transition (et non une crise) systémique : systémique parce qu’elle touche à tous les secteurs de l’économie et de la société et à la structure profonde de nos modes d’organisation et d’innovation. L’élan fort pour le « Jugaad » est un très bon marqueur de ces changements profonds (Navi Radjou intervenait en vidéo en ouverture de la cérémonie) .
L’innovation jugaad témoigne en effet d’un double basculement majeur, portant un regard neuf non seulement sur les modes d’utilisation des ressources, mais aussi, et surtout, sur l’identité même de ce que sont ces « ressources ».
L’ingéniosité frugale est avant tout un changement de lunettes sur le monde et ses enjeux, qui ouvre sur une toute autre vision de la notion d' »actifs » et de celle de « chaîne et proposition de valeur » pour une organisation.
Qu’est-ce qui est plus, qu’est-ce qui est moins ?
Le renouvellement des termes d’un problème revenant souvent au renouvellement du problème lui-même, la question, quand on dit plus avec moins, est de savoir de quoi on part : qu’est-ce qui est plus, qu’est-ce qui est moins ?
En général aujourd’hui, notre vision sur la question est très quantitative et techno-centrée. Nous nous focalisons notamment sur les moyens techniques et financiers dédiés à la R&D. Leur accroissement pour beaucoup est censé créer mécaniquement davantage de valeur, entendue ici comme la sophistication toujours plus grande de l’existant -sans forcément interroger cet existant. Si bien qu’on aboutit à une sorte d’’innovation intensive, avec un cycle de renouvellement des produits toujours plus accéléré. Et qu’en résulte-t-il ? Trois faits majeurs :
1/ Plus personne n’arrive à se différencier dans cette course effrénée, sur place en fait. C’est un peu l’histoire de la « reine rouge » dans Alice au Pays des Merveilles : « Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ? » La reine répond : « Nous courons pour rester à la même place. » Et c’est bien ce qui se passe aujourd’hui : nous ne courons plus pour avancer mais pour garder notre place !
2/ Nous nous déconnectons souvent des réalités et des attentes de la société avec de telles approches. On peut s’interroger par exemple sur les inventions de type objets connectés pour vérifier à distance l’alimentation de son chien… En sortant de cet exemple qui peut paraître anecdotique -mais qui ne l’est pas tellement en vérité…-, la question globale est : sommes-nous en mesure de faire face aux défis sociétaux de très grande ampleur qui se présentent à nous ? Le constat n’est-il pas aujourd’hui que des sujets aussi importants que la santé ou l’autonomie des personnes âgées (où il reste tant à explorer, par exemple pour les objets connectés…) sont en attente de grandes innovations ?
3/ Enfin, l’artillerie lourde déployée par les approches techno-centrées est coûteuse dans un contexte qui ne s’y prête pas du tout, avec comme on le sait de fortes pressions sur les ressources financières mais aussi naturelles…
Ce contexte appelle de toute nouvelles approches. Pour reprendre une expression clé qu’utilisent les designers : « si l’on doit dessiner un pont, il faut d’abord chercher un autre moyen de traverser la rivière ». De plus en plus d’organisations sont conscientes aujourd’hui qu’il y a d’autres moyens de traverser la rivière et que l’innovation est ailleurs !
Le grand saut : oui, mais comment ?
May the society be with you !
Il existe un immense champ d’actifs dormants et de ressources cachées pour innover. C’est ce que l’innovation jugaad nous invite à explorer, en débloquant des capacités latentes, en ré-ouvrant ce qu’on avait fermé. En effet, le paradigme dominant aujourd’hui quand on parle de faire avec moins, c’est le « lean », « l’efficacité opérationnelle », le « low cost »… Ces categories sont enfermantes si elles nous focalisent sur la simple économie de ressources au sens gestionnaire, au détriment de toutes les zones qui se dessinent ailleurs, en dehors du cadre. Car l’ingéniosité frugale va beaucoup plus loin que la minimisation ou l’optimisation des ressources : c’est aussi et surtout en créer de nouvelles.
Faire pousser de nouvelles ressources
Prenons un exemple simple : celui de Kanak Das en Inde : cet homme a créé un amortisseur pour vélo qui convertit les chocs dus aux passages sur les nids de poule en énergie de propulsion. Non seulement le système résiste aux nids de poule de façon efficace mais il les utilise jusqu’à les transformer en facteur d’amélioration ! On ne fait pas ici que diminuer l’utilisation des ressources, on en crée, on en fait pousser de nouvelles ! Il ne s’agit pas de conservation, mais de création d’énergies et l’analogie est intéressante en général car c’est un changement de regard profond sur les choses : nous sortons d’une logique linéaire pour penser création circulaire. L’inversion de la posture est aussi très importante : l’anomalie externe qui vient perturber le système (le nid de poule) devient une alliée. Le désordre devient de l’ordre en quelque sorte !
Et ce qui se joue là n’est bien sûr pas la quantité de moyens qu’on injecte dans l’innovation et la technicité de l’approche, c’est une autre forme d’ »ingénierie », beaucoup plus sociétale.
Une autre ingénierie
Celle-ci s’appuie sur deux vecteurs forts :
1/ L’inventivité et la créativité de tout un chacun : il ne s’agit pas de se limiter et de faire avec peu, il s’agit de briser les portes de l’imaginaire pour transformer ce peu. Prenons Arvind Gupta (voir la vidéo) : cet Indien récupère des déchets et les transforme en jouets, mais il s’en sert aussi comme outil pédagogique pour l’apprentissage des mathématiques, parce qu’il a là une matière très modulable (des allumettes par exemple qu’il assemble et que les élèves peuvent déformer, reformer pour étudier la géométrie). Sur un seul objet, il existe une quantité de nouvelles identités à inventer ! Mais, comme le dit Guillaume Logé, ce travail sur l’identité « fait trop souvent l’économie d’une approche artistique », cette « pensée-laboratoire ouverte et irrévérencieuse qui est celle de l’artiste ». Pourquoi ne pas penser aussi à la façon d’un hacker : casser le code pour réencoder autrement ? Nul besoin d’être un « geek », c’est peut-être une question d’agilité mentale avant tout… L’existant est à réinterroger, étendre, renouveler ! En images, deux exemples de cet état d’esprit ci-dessous : 1) l’avion III de l‘ingénieur français Clément Ader (1890) qui avait récupéré des roues de… landau !! (photo prise au merveilleux musée des Arts et Métiers) & 2) un système de poterie alternatif !
Briser les portes de l’imaginaire pour transformer le « peu »
2/ Le second vecteur fort est la capacité à s’ouvrir à l’extérieur, à comprendre que ce qui se joue dans la société et l’écosystème, qui est une source infinie d’inspiration et d’appui pour l’innovation. Pour reprendre l’analogie du nid de poule (cf. ci-dessus l’exemple de Kanak Das), l’élément externe, vu a priori comme perturbateur, devient en fin de compte générateur de valeur. La posture que nous décrivons ici considère l’interaction avec l’extérieur dans cette dernière visée. Là encore s’opère un renversement majeur, très porteur. Par exemple, quand il est question de sujets sociaux comme la pauvreté, au pire on en parlera comme un boulet qu’on traîne, au mieux comme un objet d’innovation. Mais rarement comme une vraie source de valeur ! Or comme le dit un brillant chercheur du Honey Bee Network pour le BoP : « plutôt que vendre aux pauvres, il faudrait songer à leur acheter » car il existe une vraie richesse dans cette bien mal nommée « base » qui est au top de la créativité.
Plus largement, on ignore souvent comme les gens dits « ordinaires », sur le terrain, rivalisent d’ingéniosité (qu’on pense seulement à ce qui se passe en milieu rural en mode DIY). Les innovations naissent parfois des utilisateurs eux-mêmes, sous l’impulsion d’effets de réseaux, de communautés, de dimensions fortement humaines ! Et c’est bien cela qui est au coeur de l’approche dont nous parlons ici : quand on dit économiser et créer des ressources, il s’agit de nouvelles façons de les économiser et de les créer ! Il s’agit de penser synergies, combinaisons ingénieuses avec d’autres acteurs, force de co-conception, du partage…
S’ouvrir aux dimensions humaines c’est aussi élargir considérablement ses sources d’inspiration en puisant sans fin dans la puissance des aspirations de l’Homme, dans ce qui nous fait rêver. Le succès d’Apple par exemple montre que ce n’est pas tant la technique qui fait la différence que la désirabilité de la solution, sa capacité à « faire sens » et à délivrer une expérience unique, prenant en compte « l’essentiel » : les sensations, l’émotionnel. On peut aujourd’hui aller beaucoup plus loin dans la recherche de senS (mulitples), dans la compréhension de tout ce qui se joue dans l’expérience et peut-être ainsi inventer de nouvelles sophistications dans les richesses humaines, sociétales, relationnelles. Une révolution quasi copernicienne…