Où l’on découvre les ancêtres des FabLabs et de la pensée Makers à l’ère du pré-numérique, et le socle porteur du Do-It-Yourself pour (re)lire les mutations de nos modes de conception, production, consommation et peut-être même…
…de nos modes d’être ?
Voici la petite histoire (en accéléré) du DIY, ponctuée de castors et de punks… Extraits choisis à travers le(s) mémoire(s) d’un jeune éclaireur du monde d’hier et de demain…
Merci Matthieu Vergote !
– Ces éclairages sont issus des travaux de recherche de Matthieu pour son Master « Innovation by Design » à l’ENSCI-Les Ateliers –
Au sens propre, le DIY (Do It Yourself) désigne le fait de construire, modifier ou réparer un objet par soi-même sans l’aide d’experts ou de professionnels. Le courant est très à la mode, dopé par l’apparition des machines à commandes numériques comme les imprimantes 3D et l’émergence de nouveaux lieux de fabrication comme les Fablabs. Et aujourd’hui, de nombreux produits de consommation courants sont facilement répliquables par le commun des mortels : ordinateurs (Jerry DIT), meubles (Opendesk), maisons (wikihouse), nourriture (P2PFoodlab), boisson (free beer, open cola) et même des sex toys selon Matthieu (à qui vous demanderez le lien :-)) …
Mais ne nous focalisons pas sur les réalisations pratiques -et notamment sur certains gadgets de l’impression 3D que certains qualifieront de « crottjets » (contraction de crotte et objets), « des objets de merde, inutiles, des spams physiques » (fin de l’aparté). Le DIY, relève Matthieu, adresse en effet tout autant des enjeux pragmatiques que philosophiques : au-delà du « faire » mais aussi par le « faire », il est porteur de questions de fond sur notre modèle économique et social, notre vision du travail, notre rapport aux objets, bref : notre rapport au monde.
Et ces questions ont surgi il y a longtemps, bien longtemps… Car le DIY a plus de 200 ans ! Une histoire ancienne et pleine d’actualités :
Avant les Makers et les Hackers, il y avait les… Shakers (1750s)
OK, depuis la préhistoire l’homme fait par lui-même pour façonner son environnement. Mais le DIY désigne, non pas l’ère où tout le monde est artisan par obligation, mais l’ère où chacun peut devenir artisan par choix. Matthieu nous fait remonter le temps pour situer le début du mouvement à la première révolution industrielle. A cette époque, la société de l’agriculture et de l’artisanat bascule vers une société commerciale et industrielle, qui fait naître des contre-courants, dont une drôle de communauté : les « Shakers ». Anglais, les Shakers sont les premiers à avoir érigé le DIY comme ciment de leur communauté. Ils créent des outils et machines spécifiques pour fabriquer eux-mêmes tous les objets du quotidien (des meubles aux vêtements). On leur attribue notamment l’invention de la scie circulaire, la pince à linge ou encore la herse rotative!
Les Shakers prônent également « la simplicité et la pureté dans la production d’objets. Un produit est beau seulement s’il est utile et le superflu doit être banni ».
Un produit est beau seulement s’il est utile et le superflu doit être banni
Un siècle plus tard, toujours en Angleterre, William Morris (écrivain, poète, peintre, designer et chef de file du mouvement artistique Arts and Craft) poursuit en quelque sorte le mouvement : il prône le retour à un savoir-faire « manuel », à une tradition, une authenticité, une vérité de l’objet. Il s’agit pour lui de produire moins mais mieux. Belle résonance avec nos débats aujourd’hui… :
« Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin […], de couteaux dont la lame se tord ou se casse dès que vous tentez de couper quelque chose de plus dur que du beurre, et de tant d’autres mirifiques prodiges du commerce actuel, je commence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsification tel que son expansion ne mérite plus d’être soutenue -en tout cas s’il faut tuer un homme pour qu’il l’accepte, cela ne vaut sûrement pas grand chose » (Morris, 1880).
Cast-horama (1950s)
NB : horama en grec = vision – L’idée ici n’est pas de faire de la pub à l’enseigne, mais de parler de la vision du… Castor !
On fait un bond dans le temps et nous voilà dans la France d’après-guerre : face à un pays en ruine et des institutions qui tardent à fournir les millions de logements manquants, des groupes d’individus (« les castors ») s’organisent pour construire eux-mêmes leurs habitations. Des ouvriers issus des chantiers de la Gironde décident d’entamer la construction d’une cité de 150 logements. Pour faire face au refus des banques de leur accorder des prêts sans caution, les ouvriers recourent à la notion d’apport-travail. Sans capital, c’est son temps que l’on apporte pour cautionner l’emprunt. Les Castors c’est donc : une vision alternative de la production… et (déjà) des circuits de financement !
La notion de bricolage va continuer à prendre de l’ampleur avec un entrepreneur français, Bernard Ivernel, qui importe en 1959 un concept venu des Etats-Unis : la grande surface de bricolage, pour trouver en un même lieu tout le matériel nécessaire. En 1965, est fondée l’Association nationale des promoteurs du Faites-le vous-même (ANPF). Leur préoccupation est de favoriser l’autonomie du bricoleur en lui apportant des conseils sur les matériaux et les techniques. L’association deviendra une coopérative avant de devenir une enseigne unique… les magasins Mr Bricolage !
En 1965, est fondée l’Association nationale des promoteurs du Faites-le vous-même (ANPF)
Design pour et avec le monde réel (1970s)
Dans les années 70, Victor Papanek, designer, appelle à mettre la puissance de création des concepteurs d’objets au service « des besoins réels des gens dans le monde » en instaurant un rapport direct entre designers et utilisateurs finaux. Il souhaite par exemple inventer des dispositifs permettant à tout individu dans les pays en développement de fabriquer ses propres briques ou systèmes de canalisation. Il se lance en 1973 dans la coécriture de « The Nomadic Furniture » (cf. ci-dessus), un livre délivrant les plans et les instructions pour fabriquer facilement des lits, chaises, tables, canapés, etc., en utilisant des matériaux peu chers et/ou recyclés. Bien avant « The Pirate Bay » (en passant : regardez ce merveilleux documentaire), Victor Papanek a donc initié le mouvement de l’open source (open hardware) ! – et interrogé notre rapport à la création et aux droits d’auteurs en poussant ceux qui le souhaitent à « imiter » ses réalisations.
A peu près au même moment, un autre designer Enzo Mari abonde dans ce sens. Il souhaite rendre publique une série de planches de dessins et de plans permettant de réaliser par soi-même son mobilier. Plus besoin de fabricant et d’éditeur : le « destinataire » du créateur est considéré comme « ayant les bases pour engager un projet créatif » lui-même. L’idée de E. Mari est de proposer des objets faciles à réaliser grâce à l’utilisation de matériaux simples (planches de bois clouées entre elles), avec la liberté pour les usagers de pouvoir pleinement modifier les plans d’origine. Message philosophique et politique en filigrane… : « J’ai pensé que si les gens étaient encouragés à construire de leur main une table, ils étaient alors à même de comprendre la pensée cachée derrière celle-ci« .
Plus besoin de fabricant ou d’éditeur, l’utilisateur a les bases pour engager un projet créatif
Punk is not dead (fin 70s)
Après les hippies dans les années 60, le mouvement punk s’est construit sur la base d’un idéal d’autonomie par rapport au système dominant. Mais « là où les hippies conféraient un sens à l’action, les punks font de l’action le sens » (Matthieu cite ici le livre du sociologue Fabien Hein : « DIY, autodétermination et culture punk »), avec ce credo : « l’émancipation pour élan ; l’autodétermination pour tout bagage ».
Le DIY punk a donné naissance à de nouveaux circuits alternatifs, avec notamment les fanzines (cf. ci-contre), ces petites publications réalisées par des amateurs (au sens premier du terme, « ceux qui aiment »), des magazines réalisés par les fans. Portant sur divers sujets, principalement la science-fiction, le skateboard, le rock ou les bandes dessinées, ces magazines traduisent la volonté de créer sa propre culture via ses propres moyens de production (rudimentaires).
Créer sa propre culture via ses propres moyens de production
Et maintenant…
L’apparition du numérique a donné un nouveau souffle (très bien décrit par Matthieu, mais que nous ne détaillerons pas ici) à ces divers modes d’action et de pensée, notamment par le rapprochement des logiques DIY et Open Source actuelles. Celles-ci interrogent plus encore nos modèles économiques et la nature même des objets qui nous entourent, en pensant des architectures plus ouvertes, modulaires et évolutives à l’image de l’univers logiciel.***
[icon name= icon-hand-right]Mais en ces temps de transitions économiques, écologiques, identitaires et managériales, ce sur quoi il semble intéressant de se pencher en particulier est peut-être ce que nous rappelle l’histoire du DIY : la recherche permanente, universelle, de l’émancipation qui alimente ce mouvement, l’interrogation sur le monde, ses systèmes dominants, l’aspiration à exprimer sa singularité, sa créativité, l’aspiration à être Soi.
C’est d’ailleurs un des fondements idéologiques du mouvement Makers, tel que repéré par la FING et mis en exergue par Matthieu : cette « conviction commune » que « le modèle de l’industrie de masse, qui vend des produits standardisés (ou même personnalisés) à des individus réduits au rôle de consommateurs, n’est plus satisfaisant, tant d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif. Trouver ou retrouver la capacité de réparer, modifier, adapter, créer des objets constitue un chemin vers l’émancipation, vers l’accomplissement de soi ».
Trouver ou retrouver la capacité de réparer, modifier, adapter, créer des objets constitue un chemin vers l’émancipation, vers l’accomplissement de soi
Une sociologue citée par Matthieu à propos du DIY parle de « retour à soi, d’expérience intensifiée de soi-même où l’on cherche à résister à l’uniformisation, comme si à un moment avec cette possibilité créative, on se réveillait d’un sommeil, d’une forme d’hypnose qui n’est pas nous. En créant, on affirme sa vitalité, c’est une forme de résistance ».
Pour Florian Rivière, « hacker urbain », le DIY dépasse clairement la capacité à maîtriser ‘physiquement’ son environnement : « En supprimant tout intermédiaire, on se reconnecte à la réalité du monde. En produisant ses propres biens […] on crée une sentimentalité, un lien émotionnel entre soi et l’objet qui contient une partie de nous. En conséquence, l’objet produit est bien plus qu’une simple extension de notre corps, il est une expression de notre esprit qu’on aura le souci de protéger, de conserver et de partager ».
L’objet produit est une expression de notre esprit qu’on aura le souci de protéger, de conserver et de partager
Ainsi, derrière la fabrication d’un objet ou d’une œuvre, se cachent des dimensions identitaires et sociales fortes, un désir de sincérité, d’authenticité avec les objets, avec les autres, avec soi-même, qu’on pourrait avoir tendance à oublier… Exactement comme on peut négliger parfois les ressorts clés de la curiosité, de la soif d’apprendre, de la passion… Et pourtant il ne faut pas oublier que les hackers du MIT qui révolutionnèrent l’informatique n’aimaient rien tant que le hack pour la beauté du hack !
Une multitude de points de vue est à considérer autour du DIY (économiques, philosophiques, voire politiques). Cette diversité de point d’accroches peut notamment s’expliquer par la capacité du DIY à répondre à des besoins divers comme l’illustre la pyramide de Maslow ci-dessous :
Pour en savoir plus sur les travaux de Matthieu, par ici vos petites questions !
***Le DIY ouvre aussi sur l’accessibilité aux codes sources des objets, mais ça c’est une autre histoire ! A vous conter bientôt autour des « objets communautés ». A très vite !
Crédits photos : Nicolas Duval ; Lucide