Innovation technologique, sociale… Toute l’innovation est interconnectée !

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Interview de Philippe Torres

Directeur Conseil et Stratégie Digitale de l’Atelier BNP Paribas

Innovation technologique et sociale, quels terrains communs ?

Cela n’a pas de sens en fait d’isoler les types d’innovation. L’innovation naît d’une volonté de changer la norme, quelque soit le domaine. Comme le montre Norbert Alter dans L’innovation ordinaire, les comportements « déviants » (par rapport à cette norme) sont des attitudes quotidiennes dans les entreprises, même les plus grandes ! Ce processus sociologique est à l‘œuvre dans tout type d’innovation, et notamment dans le numérique, riche en exemples de « déviance ». Prenons Apple : l’entreprise est le fruit d‘un « piratage »* de l‘existant, d’une rébellion face à des règles du jeu que ses fondateurs ne reconnaissaient pas.OLYMPUS DIGITAL CAMERA Steve Jobs s’est élevé contre le « Think » dominant d’IBM avec une nouvelle posture, celle du Designer vs l’ingénieur : Think Different ! Le principe est : je ne vais pas réfléchir à mes produits, isolé dans mon bureau d’étude, mais concevoir dans un living lab pour voir ce que veulent les gens. Avec Steve Jobs, la contre-culture des années 60 est devenue la culture !

Les comportements « déviants » sont des attitudes quotidiennes dans les entreprises, même les plus grandes !

L’innovation, quelle qu’elle soit, repose sur le développement simultané des forces de destruction et de création** (Schumpeter). Plus globalement, ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine numérique en dit long sur les process créateurs d’innovation qui ont tous un ancrage social. N’oublions pas que l’invention ne devient innovation que s’il y a adoption, appropriation et création de sens. Ce sens se crée dans l’acceptabilité sociale des usages et services proposés par la technologie. Les objets techniques n’ont aucune raison d’être par eux-mêmes. Ils n’existent que par l’interdépendance que l’on crée, non pas entre eux, mais par rapport aux usages et services que l’on décide de constituer. L’échec de Google Wave, censé révolutionner notre façon de travailler, et finalement trop faiblement adopté par le public, est révélateur de ce point de vue.

Je ne vais pas réfléchir à mes produits, isolé dans mon bureau d’étude, mais concevoir dans un living lab pour voir ce que veulent les gens.

* Voir L’Ethique des Hackers de Steven Levy où les hackers, contre la vision péjorative de « nerds asociaux bricolant des codes tordus », sont décrits comme des aventuriers et visionnaires, à l’audace créative, qui pensent que « l’on peut apprendre beaucoup de tous les systèmes -et plus généralement du monde- en les démontant pour en comprendre le fonctionnement puis en utilisant ce savoir pour les améliorer. Ils récusent toute personne, tout obstacle physique ou toute loi qui les empêcherait d’atteindre leur but ».
** Extraits de L’innovation ordinaire : « Innover suppose toujours de prendre le risque de transgresser les règles sociales », « l’innovation bute toujours contre l’ordre établi, elle suppose donc une rupture et celle-ci s’appuie sur la déviance ». Mais : « L’innovation est [aussi] une création : elle ouvre et enrichit les modes de sociabilité, elle défait des positions acquises pour laisser place à de nouveaux acteurs, elle donne un autre sens au monde »

Peut-on donc parler d’encastrement social pour l’innovation technologique ?

Complètement ! D’autant plus que le web 2.O est fondé sur l’interconnexion des êtres humains et non plus uniquement sur l’interconnexion des documents comme pour le web 1. Et en 2012, déjà presque 70 % des Internautes utilisaient les réseaux sociaux.

Par ailleurs, l’innovation numérique est fortement stimulée par l’innovation sociale : les initiatives sont foisonnantes par exemple autour de la finance solidaire, avec les plateformes peer to peer (Babyloan est typiquement né d’un problème social à résoudre) et le mobile banking (voir les travaux du CGAP). Plus largement, la « débrouille » ingénieuse des réseaux des pays en développement est une source continue d’innovations technologiques.

La réciproque est-elle vraie : le numérique génère-t-il de l’innovation sociale ?

Un très bon exemple sur ce point est RLABS, avec un double apport numérique et social :

RLABS est un laboratoire d’usage de nouvelles technologies et d’aide à la réinsertion de populations défavorisées par l’usage des medias sociaux et du mobile. A l’origine créé à Cape Town, le « Reconstructed Living Lab » est désormais présent dans 18 pays, en Afrique, Asie, Europe et Amérique du Sud.
En utilisant les technologies disponibles et en les adaptant aux besoins des publics concernés, l’association fait émerger des services web et mobile dont la vocation est internationale : système de calcul des itinéraires, d’agrégation de messageries instantanées… Le plus célèbre est UUSI, réseau social sur mobile pour favoriser l’accès à l’emploi des personnes qui en sont exclues (30 millions de recherches en 9 mois). Certaines applications à grand succès ont été vendues à des opérateurs.
A travers cette expérience, on voit que le numérique peut être un laboratoire d’innovation sociale et inversement ! Les innovations d’usages dans ce laboratoire du monde réel à la « base de la pyramide» induisent les innovations technologiques.

Le « Reconstructed Living Lab » est désormais présent dans 18 pays.

La boucle est bouclée ! Un message festif pour finir ? Comment vois-tu l’avenir ?

En demi-teinte en fait. Nous avons une culture digitale encore trop faible en France pour bien embrasser la vision de ce que nous pouvons faire du numérique ! On met souvent 10 ans pour s’habituer à une nouvelle technologie, c’est bloquant ! Mais le « Wiring »* donne une lueur d’espoir : avec ce mouvement pour rendre plus facile d’accès les technologies (cf. Arduino – l’idée est grosso modo de concevoir un ordinateur ou tout objet électronique comme on joue au Lego !), on peut imaginer qu’il sera plus simple de faire rentrer cette culture dès le plus jeune âge. Le mouvement des Makers est aussi prometteur : avec lui, le hacking devient la norme, y compris pour les non-ingénieurs ! Les fablabs se démocratisent, de plus en plus d’entreprises les utilisent, avec cette approche clé de rassemblement de compétences complémentaires en un même lieu. C’est un peu le principe du Startup Weekend appliqué à la fabrication d’objets ! La dimension de co-création, au-delà de la fabrication d’objets, est essentielle. Ses mécanismes sont utilisés également dans les living labs.

Si le numérique n’est plus seulement l’affaire d’ingénieurs, alors nous n’attendrons plus 10 ans pour opérer des changements.

Il faut aussi une autre vision stratégique des business models, qui s’inscrive dans la transformation permanente, avec cette volonté farouche de contribuer à cette transformation comme le font aujourd’hui Google et Facebook, leaders du marché. Cela signifie avoir la longueur de vue nécessaire pour faire les investissements et parfois les sacrifices qui s’imposent ! La vision court-termiste nous tétanise ! Il faudrait parfois avoir la résilience du renard.

Le mouvement des Makers est prometteur : avec lui, le hacking devient la norme, y compris pour les non-ingénieurs

* Le Wiring a été initié par un Colombien, Hernando Barragán (Universidad de Los Andes – Architecture and Design School).

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