Sommes-nous prêts pour le Jugaad ?

 Suite de l’interview de Navi Radjou, co-auteur de L’innovation Jugaad : Redevenons Ingénieux, consultant en innovation & leadership, basé dans la Silicon Valley, membre du World Economic Forum

Les pays occidentaux sont-ils prêts pour le Jugaad ?

Nous avons vu ici les obstacles. Voyons maintenant les recommandations de Navi Radjou, éclairées par son expérience de terrain, au contact de petites et grandes entreprises, au Nord et au Sud :

Learning by doing

Le monde des affaires déteste les surprises et aime la prévisibilité : les prévisions, les plans et les budgets destinés à « contrôler » l’avenir. Mais il faut passer à une approche moins linéaire, à une conception plus cyclique des projets, comme facebook a pu le faire avec son réseau social qui s’est créé de manière organique : plusieurs itérations ont été nécessaires avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui. De même les stratégies des innovateurs jugaad sont émergentes plutôt que prédéterminées. Ils adoptent une démarche pragmatique : passer du temps sur le terrain, observer et interagir avec les clients potentiels pour recevoir des feedbacks sur une idée avant d’acheminer ces expériences en retour dans la conception/R&D. Il faut procéder par tâtonnements et expérimentations rapides. Comme le précise Elie Ohayon, Président de Saatchi & Saatchi + Duke, « l’ancienne l’approche était : ‘j’ai une idée géniale ; je vais mettre 10 ans pour la développer et une fois qu’elle sera mise sur le marché, tu verras que j’avais raison’. La nouvelle approche doit être : ‘j’ai une idée, je vais la mettre sur le marché de manière frugale, recevoir un feedback rapide, itérer sur mon développement et relancer ce cycle‘ ». Bref, suivre d’une certaine façon l’approche des start-up de la Silicon Valley ! Ce que fait Renault en Inde en exposant ses cadres de façon intensive aux modes de vie locaux. Ces cadres doivent être prêts à se challenger en permanence, à « ramollir » leurs convictions, avec ouverture et humilité.

De l’orchestre au groupe de jazz : un nouveau modèle d’innovation !

Nos modèles d‘innovation classiques sont conçus de haut en bas, conduit par les cadres supérieurs de façon rigide. Ces modèles fonctionnent bien dans un environnement stable. Dans le monde d’aujourd’hui, une approche alternative s’impose, sur le modèle d’un groupe de jazz : de bas en haut, fluide, reposant sur l’improvisation, le collaboratif ! Les innovateurs jugaad improvisent chaque étape en fonction des circonstances, de manière dynamique et vivante. Sur ce modèle, les leaders de demain doivent penser et agir moins en tant que managers et plus en tant qu’entrepreneurs !

Citation du livre : Tim Harford dans son livre Adapt : « Le monde est devenu beaucoup trop imprévisible et profondément complexe. Nous devons nous adapter, improviser plutôt que planifier, travailler de bas en haut plutôt que de haut en bas, et faire des petits pas plutôt que de grands bonds en avant. »

Les leaders de demain doivent penser et agir moins en tant que managers et plus en tant qu’entrepreneurs !

Retrouver la spontanéité

Les grandes entreprises ont perdu la spontanéité de l‘entrepreneur. Elle faisait pourtant leur force car, pour naviguer dans un environnement très complexe et en constante évolution, utiliser son intuition est capital.
L’analyse logique et rationnelle peut suffire, comme l’explique François Darchis (Air Liquide), pour les problèmes bien définis que nous connaissons déjà ; mais pour générer des transformations, il faut reconnaître avec humilité que nous n’avons pas toutes les réponses.
Le cerveau gauche, linéaire, analytique, fonctionnant comme un ordinateur et contrôlé par ce que nous appelons l’intellect, n’est pas suffisant. L’instinct non plus ! Car même s’il est important de s’accrocher à la somme cumulative des expériences du passé (l’instinct est un « reference point » contrairement à l’intuition qui est une projection dans l’inconnu), on ne peut pas conduire en regardant toujours le rétroviseur ! Il faut construire l’avenir.
Attention cependant, ces approches analytiques et intuitives ne s’excluent pas : par exemple, l’entreprise 3M (célèbre pour ses post-it) intègre de plus en plus l’approche intuitive au moment des étapes de contrôle des projets (stage gate), plutôt que de s’arrêter à une approche analytique (qui constituerait un risque pour des innovations de rupture). Cette combinaison intuition-analyse est vitale pour 3M qui compte obtenir au moins 30% de ses revenus de nouveaux produits introduits durant les 5 années précédentes.
En général, il ne faut pas surestimer l’hémisphère gauche et la pensée rationnelle qui entravent la spontanéité des dirigeants occidentaux et empêchent ces entreprises de créer des liens d’empathie avec les consommateurs et de stimuler la passion créatrice de leurs employés. Les recherches en neurosciences, la psychologie cognitive et l’économie comportementale tendent d’ailleurs de plus en plus à démontrer que les émotions jouent un rôle important pour aider les hommes à résoudre des problèmes complexes dans des situations incertaines.

On ne peut pas conduire en regardant toujours le rétroviseur!

Citation du livre : Steve Jobs : « Vous ne pouvez pas relier les points de manière prospective. […] Vous devez donc croire qu’ils se connecteront éventuellement un jour dans le futur ».

Puiser dans l’empathie et la passion

Comme l’intuition, l’empathie et la passion sont des qualités de plus en plus importantes, au même rang que la pensée analytique, pour naviguer dans un environnement global toujours plus diversifié, interconnecté et imprévisible. C’est l’expérience qu’en fait par exemple GE qui passe d‘une culture centenaire axée ‘produit’ à une culture centrée sur le consommateur totalement nouvelle pour le groupe. Leur objectif : identifier les attentes des consommateurs en engageant un dialogue avec eux, déterminer les solutions pertinentes de façon participative, chercher l’innovation non plus seulement dans les laboratoires scientifiques mais dans le laboratoire du « monde réel » ! GE utilise de plus en plus les méthodes du Design Thinking pour ce mécanisme de « market back ».
L’empathie peut et doit être entretenue comme un muscle car l’avenir se joue dans les relations et non dans les seules transactions. Les consommateurs n’achètent plus seulement de produits, mais sont à la recherche de nouvelles expériences. Ils veulent établir un lien affectif avec les produits qu’ils achètent. Ces liens-là sont difficiles à reproduire pour les concurrents.

Chercher l’innovation non plus seulement dans les laboratoires scientifiques mais dans le laboratoire du « monde réel »

Fred Luthans, professeur de comportement organisationnel à l’université du Nebraska-Lincoln : « La vraie valeur d’une entreprise n’est plus dans ses actifs corporels ni même dans ses procédés technologiques. Elle réside dans son capital humain et dans le capital psychologique qui le sous-tend, et qui est inimitable ».

Innover en réseau : micro-écosystèmes locaux & hybridations

Plutôt que de tout faire par eux-mêmes, les innovateurs jugaad s’appuient largement sur des partenaires pour effectuer une multitude d’opérations. Ils optimisent ainsi leur temps et leur énergie et se nourrissent de l’innovation externe ! C’est un axe majeur des projets jugaad de Renault en Inde : Gérard Detourbet, responsable des véhicules entrée de gamme chez le constructeur, passe une grande partie de son temps avec les fournisseurs indiens, considérant que le jugaad est dans tout l’écosystème.
Il y a également un potentiel immense dans les alliances entre « economy of scale » et « economy of scope », c’est-à-dire dans l’association des avantages de la grande entreprise et des actifs des plus petites (notamment des entrepreneurs sociaux – cf. chaînes de valeur hybrides), qui savent s‘adapter au terrain et aux demandes très diverses. Ces formes symbiotiques sont un des ingrédients clés pour relever ce défi de demain qu’est la nécessaire combinaison de l’industrialisation et de la personnalisation.

Les deux voies possibles du Jugaad

On observe deux approches dans l’adoption du jugaad au sein d’une grande entreprise : celle, « soft », de l’innovation incrémentale, que pratique GE, qui ne touche pas fondamentalement à son cœur de métier et agit à la périphérie, en exposant par exemple ses cadres aux façons de penser dans les pays émergents et en développant des partenariats avec de nouveaux acteurs innovants (comme TechShop et Rock Health) ; et celle de l’innovation radicale, pratiquée par exemple par Renault, Unilever et Siemens dont les PDGs s’engagent sur le long-terme, avec une approche qui vise fondamentalement un changement de l’ADN de l’entreprise toute entière ! Cette approche de long-terme démontre une forme de sagesse et me semble la plus efficace et soutenable. Je suis d’ailleurs prudent avec les approches « reverse innovation » (innovation qui émerge au Sud avant d‘être adoptée au Nord), qui ne donnent pas forcément les clés pour changer de l’intérieur au niveau global de l’entreprise. Avec la “reverse innovation” vous obtenez un poisson de temps en temps (en important en Occident un produit low-cost inventé en Inde/Chine) mais vous n’apprenez pas forcément à pêcher (en adoptant l’état d’esprit jugaad qui est nécessaire pour pouvoir systématiquement concevoir ces solutions frugales en Occident).…

Avec la “reverse innovation” vous obtenez un poisson de temps en temps,  mais vous n’apprenez pas forcément à pêcher !

Un message festif pour finir ?

La démocratisation de l’innovation, dont le pouvoir se déplace des professionnels vers les masses !
Le jugaad a une portée beaucoup plus forte que l’innovation ouverte car il n‘est pas limité au monde des affaires et de la R&D : il est pour tout le monde ! Un nombre croissant d’entrepreneurs -notamment de la génération Y- ont déjà commencé à appliquer le jugaad pour résoudre des problèmes majeurs dans des domaines tels que la santé, l’énergie et l’éducation. Et tout un écosystème jugaad se dessine aujourd’hui aux Etats-Unis et en Europe. Au niveau académique notamment, on observe une convergence de plus en plus forte entre le monde du Business, du Design et de l’ingénierie : Stanford a développé un programme « Entrepreneurial Design for Extreme Affordability » pour former de futurs ingénieurs et dirigeants d’entreprise à la conception de produits de qualité à faible coût (tels qu’un incubateur pour bébé revenant à moins de 2% du coût traditionnel). Même le très technique MIT va lancer un programme trans-disciplinaire sur « l’ingénierie frugale », financé par Tata, pour former les ingénieurs à ces nouvelles façons de penser ! Le développement des initiatives de l’économie collaborative, de partage, de l’open source offre également un terreau très fertile pour l’innovation jugaad. Le mouvement est en marche, il va marquer les 10 ans à venir !

Le mouvement est en marche, il va marquer les 10 ans à venir !

En marche rapide ici : voici un projet que nous dévoile Navi Radjou, décoiffant ! :

Six étudiants d’une école d’ingénieurs de Bombay (inspirés par le livre de Navi, découvert dans leur bibliothèque!) viennent d’inventer une voiture qui utilise une TONDEUSE comme moteur et qui peut parcourir 300 km avec 1 litre d’essence !

Leur voiture s’appelle… JUGAAD 13 ! Voir ici la vidéo

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