Ou sur le divan de l’innovation…
Mon moi et surmoi ont très envie de vous livrer ma pensée sur un sujet crucial, ou plutôt deux sujets entremêlés : le développement personnel & l’innovation.
J’observe que ces deux thématiques, au coeur de l’actualité, évoluent de façon parallèle. On les aborde -et déborde de commentaires à leurs sujets- sans jamais vraiment les croiser.
On parle beaucoup, bien sûr, de bonheur au travail pour être plus productif et créatif, mais savez-vous qu’être créatif rend plus heureux ?
Pour le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, la créativité est même « la principale source de sens dans notre vie ».
Dans son livre Flow (1990), il explique que nous avons tort de rechercher le bonheur lui-même, que nous devrions plutôt nous efforcer d’identifier les activités durant lesquelles nous nous sentons authentiquement heureux et faire plus souvent ce même genre de choses.
Or, cet état de bonheur se produit plus facilement lorsque quelqu’un travaille à concevoir ou à découvrir une chose nouvelle.
Le psychologue décrit cette situation comme une « expérience autotélique » (flow experience), c’est à dire qui s’accomplit par elle-même, qui engage totalement l’esprit, par pur plaisir ou satisfaction intellectuelle, et non pour obtenir une gratification extérieure.
Cet engagement entier rappelle ces moments d’accomplissement de soi (« auto-actualisation »), cet état de plénitude décrit par Abraham Maslow qui se caractérise notamment par la sensation d’être totalement absorbé par ce que l’on fait, en oubliant tous les mécanismes de défense et les attitudes affectées. Dans ces moments, l’individu retrouve « la candeur de l’enfance ».
« Les personnes les plus matures sont celles qui peuvent avoir le plus de plaisir. Ce sont des personnes qui peuvent, à volonté, retrouver leur esprit d’enfant, qui peuvent jouer avec les enfants et être proches d’eux » – A. Maslow
Selon Csikszentmihalyi, si nous sommes plus heureux quand nous sommes créatifs, c’est que nous perdons alors notre sens de soi et que nous arrivons à nous intégrer à quelque chose de plus vaste que nous. Finalement, la créativité serait un moyen d’assurer la survie de notre espèce, et de notre planète !
Assurer la survie de l’espèce
On pourrait ainsi s’intéresser davantage au développement « créatif » dans le « développement personnel » et aux effets des processus d’innovation sur la transformation individuelle et collective.
On pourrait dans l’autre sens s’attacher à mieux mettre à profit les travaux et les avancées de la psychologie pour comprendre et nourrir les dynamiques d’innovation, qui sont beaucoup plus subtiles qu’on ne le prétend.
Nous connaissons un peu les outils pour la génération des idées (tels ceux développés par le psychologue et spécialiste en sciences cognitives Edward de Bono : pensée latérale, technique des 6 chapeaux…). Nous connaissons moins les travaux sur l’exploitation de cette créativité, les conditions favorables au développement des projets et les aptitudes essentielles à l’innovation que sont l’intuition, l’empathie, l’adaptabilité et la résilience. Et nous nous attardons peu finalement sur le ressort décisif derrière tout projet (encore plus quand il s’agit d’ambitieuses transformations) : celui du désir de réalisation, celui de la MOTIVATION !
Aux racines de l’engagement
Le changement ne se décrète pas. Pourtant de nombreux managers continuent de vouloir impulser d’en haut des transformations, cachés derrière quelques gadgets d’innovation participative, vite démasqués. Ils ont alors toutes les chances de s’exposer à de fortes résistances.
Il est toujours bon de rappeler que la motivation n’existe que parce qu’il y a un but à désirer et que cet objectif désirable doit être déterminé par le « sujet désirant » lui-même ! Celui-ci doit sentir que le changement lui « appartient » comme le soulignait le psychiatre américain Milton Erickson. Le changement est alors beaucoup plus puissant et durable.
Carl Rogers, qui a révolutionné le modèle de l’interaction thérapeute-patient, a théorisé l’approche centrée sur la personne (une racine du design thinking ?) : avec la pratique, le psychologue s’est rendu compte que ce qui favorisait le changement chez ses patients était de les laisser guider eux-mêmes le processus, avec une ouverture totale et la ferme confiance que les personnes trouveraient leurs propres solutions (pleine affirmation du potentiel de ses interlocuteurs). Cette attitude permettait aux personnes d’accepter toutes leurs pensées et, après quelques séances, elles se guérissaient elles-mêmes… Une maïeutique qu’on pourrait davantage transposer dans les organisations, en assumant le temps nécessairement long de la démarche et les fortes capacités d’écoute à mobiliser.
Accueillir les « mutants »
Comprendre la vision et les aspirations d’un collectif lors d’un projet de transformation est d’autant plus complexe que nous assistons à des mutations psycho-sociétales, comme l’explique Jean-Paul Gaillard (conférence du groupe X-SHS). Ce chercheur et praticien en thérapie systémique met en évidence que de tout nouveaux types d’intelligences, de sensibilités et de valeurs émergent aujourd’hui (cf. tableau ci-dessous). Les enfants, les adolescents mais aussi les jeunes adultes, que Jean-Paul Gaillard appelle les « mutants », montrent aujourd’hui des différences considérables dans leur manière d’interagir, qui provoquent perplexité et inquiétude chez les parents, les enseignants, mais aussi souvent chez les DRH et les managers…
nous |
les « mutants » |
Le collectif produit des sujets | Des individus produisent un collectif |
Soumission à l’autorité | Autorité sur soi |
Management vertical, inégalité par principe, défiance | Management horizontal, égalité par principe, confiance a priori |
Société des pères, compétition pour la reconnaissance et le territoire | Individus connectiques, respect égalitaire, chacun son territoire, leadership partagé |
La morale : tu feras… tu ne feras pas ! | L’éthique : je ferai… je ne ferai pas ! |
Dans cette nouvelle forme d’intelligence, la subjectivité reprend ses droits et la rationalité est souple, beaucoup moins autoritaire, avec des renégociations permanentes entre les individus. L’intelligence est beaucoup plus reliante (elle combine, elle associe, elle globalise) et dynamisante (elle fonctionne par processus, dans un travail de mise en ordre continuellement remaniable).
Ne pas voir et accueillir avec bienveillance ces mutations nous expose à de nombreux conflits et blocages avec les nouvelles générations.
Allez, vous l’avez certainement déjà vécu, même avec vos enfants, dès 2 ans (si si c’est prouvé !) : quand ils vous regardent bien droit dans les yeux -alors que vous voudriez qu’ils baissent les leurs- vous interprétez cela comme de la défiance et vous vous dîtes que votre autorité est totalement défaillante, alors que vous n’êtes pas du tout câblés l’un et l’autre sur la même fréquence. Les mutants ont un tout autre registre d’autorité ! (Il y aurait aussi 3 niveaux de mélodies de voix et les mutants adoptent une mélodie égalitaire à laquelle nous ne sommes pas habitués…)
Selon Jean-Paul Gaillard, de nombreux « pré-mutants » ont déjà emboîté certaines valeurs des mutants, mais « ils retombent vite dans leur façonnement initial » (type autorité/soumission). Le thérapeute rappelle que les valeurs sont des habitudes et que les habitudes ne sont pas faites pour changer…
« Il semble que le plus difficile pour un homme soit de se connaître et de se transformer soi-même » disait le psychothérapeute autrichien Alfred Adler.
La pratique pourrait-elle changer la donne ? Selon le psychologue et philosophe américain William James, des actions répétées créent des effets moteurs dans le système nerveux qui transforment les souhaits en habitudes. Un peu comme un entraînement sportif finalement : les « muscles » (ici les valeurs !) se renforcent à mesure qu’on les utilise.
Libérer la connaissance et les imaginaires
Milton Erickson disait : « C’est vraiment étonnant tout ce que les gens sont capables de faire. Le problème c’est qu’ils ne le savent pas ». Mais pour lui, ces barrières sont le plus souvent dressées par le conscient et on peut trouver au fond de soi les solutions judicieuses et le pouvoir personnel oublié. Il y aurait « quelque chose qui sait » à l’intérieur de nous.
Sans rentrer en profondeur dans le champ de la psychologie sur l’inconscient, on peut s’intéresser à ces limites et ces verrous que les personnes s’imposent elles-mêmes et à ce quelque chose qui sait, qui réouvre ce qui a été fermé : ici l’intuition ne serait-elle pas un levier à prendre -vraiment- au sérieux dans les organisations ?
Dans son livre Intuition – Comment réfléchir sans y penser (2005), le journaliste Malcom Gladwell s’est attaché à faire connaître un domaine émergent de la psychologie, la « cognition rapide », qui n’avait que peu retenu l’attention du public jusqu’alors (et qui finalement reste mal compris).
En s’appuyant sur différentes recherches en psychologie, il y décrit la capacité de l’inconscient à déceler des motifs et des structures dans les situations et les comportements à partir de « fines tranches d’expérience ».
Ainsi, même les situations les plus complexes pourraient être « lues » rapidement si nous arrivons à déceler leur structure sous-jacente. Et si nous avons besoin d’une grande quantité d’informations pour avoir confiance en notre jugement, ce surplus d’information, tout en nous donnant l’illusion de la certitude, nous rendrait en fait plus susceptibles de commettre des erreurs ! Il a ainsi été démontré que plus un médecin recueille d’informations au sujet d’un patient, plus il est convaincu de la justesse de son diagnostic, mais que le taux d’exactitude des diagnostics ne croît pas en fonction de la quantité d’information obtenue… Un bon questionnement à l’ère de la data !
Un nombre croissant de dirigeants reconnait utiliser fréquemment l’intuition dans la prise de décision stratégique. Plusieurs études auprès d’entrepreneurs, mais aussi de cadres supérieurs, ont montré que l’intuition est au cœur de leurs processus de prise de décision. Ils doivent utiliser des arguments pour faire accepter leurs points de vue mais c’est une analyse non consciente qui leur inspire les bonnes décisions.
Ce type de connaissance intuitive et spontanée est généralement attribué aux enfants, et on peut s’intéresser plus largement aux ressorts oubliés de l’enfance, ces qualités qui font la une des « soft skills » et qui sont intimement liées au process de création : curiosité, imagination, capacité d’étonnement, d’émerveillement ET d’engagement…
Jean Piaget disait très justement que la pensée d’un enfant n’est pas une pensée moins performante, mais une pensée différente.
Le psychologue et épistémologue suisse a notamment mis en évidence leur pensée syncrétique, qui appréhende le sens global des choses plutôt que la somme des parties. Un type d’intelligence à mieux alterner avec le mode analytique ?
Nous pourrions aussi mobiliser beaucoup plus pleinement nos ressources imaginatives pour explorer les angles morts de la pensée.
Daniel Todd Gilbert, professeur de psychologie à Harvard, a montré que, là où nous nous trompons, ce n’est pas tellement sur les éléments que nous avons imaginés qui arriveraient, mais plutôt sur ceux que nous avons omis d’imaginer et qui se produisent effectivement. En fait, de nombreuses expériences de psychologie ont montré que l’esprit humain n’est pas bien structuré pour percevoir l’absence de quelque chose.
La pensée latérale pourrait ici nous aider à penser hors champ et à changer de cadre de référence.
« La pensée verticale sert à creuser le même trou encore plus profondément. La pensée latérale sert à creuser un trou à un autre endroit » – Edward de Bono
Faire ce pas de côté, voir plus loin, voir autrement ou peut-être juste : Voir.
Voilà ce que la psychologie peut nous enseigner pour nous amener beaucoup plus loin dans la conduite des projets d’innovation.
Explorer les impensés, détecter les opportunités, prendre conscience des connaissances et des imaginaires inexploités, révéler les potentiels et les talents, réveiller ce qui est latent… Nous offrir de nouveaux leviers pour comprendre, décider et gérer.
Mais aussi : nous aider, au-delà (en-deçà ?) de toute la panoplie d’outils, de process et méthodes, à ne plus perdre de vue les choses simples finalement : l’envie, le plaisir, l’élan naturel et authentique qui nous font avancer sans y penser, ces moments d’évidence, de fluidité et de légèreté où l’on lâche prise et où tout trouve son sens. Mais le sens des choses ne se recherche pas, il apparaît…
Olivia Verger-Lisicki
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A lire : La créativité : Psychologie de la découverte et de l'invention (Mihaly Csikszentmihalyi), Etre humain. La nature humaine et sa plénitude (Abraham Maslow), Lateral thinking (Edward de Bono), Le développement de la personne (Carl Rogers), Des jeux et des hommes : psychologie des relations humaines (Eric Berne), Gestalt-Thérapie (Fritz Perls), Les racines de la conscience. Etudes sur l'archétype (Carl Jung), Les intelligences multiples - La théorie qui bouleverse nos idées reçues (Howard Gardner), 50 classiques de la psychologie (Tom Butler-Bowdon)