Faire autrement autre chose

Retour sur le 1er RDV du Design et La Fabrique des idées (ENSCI)

Dans une tribune de février, nous avons eu l’occasion avec Maurille Larivière* de mettre en valeur le potentiel du Design comme démarche d’innovation durable, en phase avec les mutations de nos sociétés, par une approche pluridisciplinaire, créative, centrée sur l’Homme et ses usages, orientée vers la recherche d’utilité sociale, d’efficacité économique et de faisabilité technique.

* Maurille Larivière est designer, co-fondateur et CEO-COO de the Sustainable Design School. Il est aussi professeur à Polytechnique, aux Ponts et Chaussées, aux Mines de Paris et à l’ESSEC.

Le 1er mars dernier, le tout 1er “RDV du Design” organisé au Ministère de l’Economie et des Finances auquel j’ai pu assister n’a pas directement mis en évidence ce lien entre Design et Développement Durable, mais quelques points soulevés y font écho.

Bien loin de la vision tronquée et déformée du Design comme simple “décoration”, le Design a été présenté dans la diversité de ses champs d’intervention, dont ceux sociétaux, avec une mise en valeur du Design comme « créateur de valeurs économiques et sociales », comme devant « appréhender les transformations sociétales » selon les termes de Anne Asensio, vice-présidente design et brand expérience chez Dassault Systèmes. Dans sa table-ronde intervenait Matali Crasset dont le travail, dit-elle, « questionne le vivre-ensemble » et se fonde sur l’écoute des signaux faibles et l’observation fine des usages. Matali Crasset parle de « liens profonds entre l’utilisateur et son produit », et de « valeurs alternatives », au-delà des valeurs intrinsèques d’un produit. Elle les nomme “les valeurs symboliques, émotionnelles », celles-ci permettant de “sortir le produit de sa banalité, créer une vraie différenciation”‘. Pour Matali Crasset, le Design est de “l’anthropologie appliquée », approche dont Arnaud Montebourg se fait l’écho en fin de matinée, en soulignant le double rôle d’un design qui “s’adresse aux mutations de la société” mais qui transforme aussi cette société : “on révolutionne derrière les attitudes, les usages, la vie en société”. Bref, le Design donne forme à la société de demain (sur ce sujet, regardez cette vidéo assez étonnante).

Avec sa « posture transversale », le Design propose de nouvelles méthodes de résolution de problèmes complexes. Pour Christian Guellerin, directeur de l’école de Design Nantes Atlantique, il est une “discipline de management de projets complexes ». Mais cette posture « dérange », Elle suscite des questionnements dans l’entreprise, dans son organisation, avec la médiation interne que permet le Design s’affranchissant des carcans disciplinaires et des cloisonnements entre services. Une problématique bien connue des fonctions DD très transverses elles-mêmes…

Cette posture transversale demande un vrai “changement culturel” en France, tant dans notre enseignement (où toutes les sensibilités ne sont pas reconnues et croisées), que dans nos activités professionnelles avec la façon (souvent en silos) dont travaillent les ingénieurs, les marketeurs, les chercheurs, les designers… appelés à plus de collaborations dans les différents échanges de la matinée. “Toute rupture nécessite de casser les frontières” a rappelé un intervenant, en se focalisant sur l’urgence à abolir les murs entre designers et ingénieurs. Le “problème des catégories” a été maintes fois soulevé. Arnaud Montebourg a fait référence à « la société bouillonnante du Bauhaus* où entrepreneurs et créateurs marchaient main dans la main ».

*Le modernisme du Bauhaus (des années 20) se voyait comme un mouvement démocratique mettant la fabrication de masse au service de l’amélioration de la vie des gens. « Le beau dans l’utile » disait le slogan du Bauhaus…

Le changement culturel est aussi attendu par les divers intervenants dans la valorisation du travail du Designer. Son impact sur l’activité de l’entreprise n’est pas encore précisément évalué, car difficilement quantifiable, mais le problème ne serait-il pas aussi celui de la place de la création en France ? « Au pays de Descartes et d’Auguste Comte, on n’y croit pas vraiment », a-t-on entendu dans cette matinée. “Vous vendez de l’intangible, beaucoup de concepts” rétorque l’unique ingénieur du panel, « parfois on se demande : mais que vont-ils encore nous pondre ?”.

Des études comme celle du Design Council (Grande-Bretagne) pourraient être intéressantes en France et Anne-Marie Boutin, présidente de l’APCI, appelle à ce que soient valorisés les témoignages des entreprises sur la valeur créée par le Design et leur rôle dans l’innovation.

En attendant, les designers pâtissent d’un manque de reconnaissance certain qui se reflète dans les rémunérations (rarement à la hauteur de celles des Directions Marketing) et leur fréquente absence dans les Comités de Direction.

L’ensemble des participants a mis en évidence la nécessité d’accroître les relais de communication sur ces sujets : “le Design doit être vu et reconnu».

Le designer Jean-Louis Fréchin a souligné comme le Design devait s’inscrire dans les transformations de nos sociétés, dans le cadre notamment de « nouvelles relations entre les producteurs et les destinataires des offres ». Tout le champ de l’économie collaborative pourrait être éclairé ici, avec le rôle du Design comme appui aux projections sur cette nouvelle économie. “Le défi, dit-il, est de mettre du connu dans du nouveau», en soulignant le potentiel du numérique.

Cela m’inspire que l’on parle beaucoup de (re)valorisation des savoirs ancestraux, locaux (artisanat…) mais pas encore suffisamment des liens entre IT et ce mouvement. Le Design a certainement ici un rôle à jouer, pour optimiser ces croisements entre modernité et traditions.

Ludovic Noël, directeur de la Cité du design de Saint-Etienne parle d’obligation de “se projeter plus loin pour être en capacité de construire aujourd’hui». Réactions dans la salle : “le Design est une discipline dont les gens ont besoin pour se projeter dans l’avenir”. Selon Christian Guellerin, le Design permet d’ « animer la façon dont on va vivre demain ».

Gilles Rougon, Design manager – EDF R&D, propose une analyse du design en “3 D” : désir, diversité et décloisonnement. C’est “faire autrement autre chose” a-t-on pu entendre lors de la matinée. Jean-Louis Fréchin a parlé du besoin de “nouvelles projections innovantes” faisant écho à une récente tribune dans les Echos : “Le changement d’âge que nous vivons ouvre des perspectives sur ce que nous pourrions faire et sur les manières dont nous pourrions faire ces choses“.

Développement Durable, Innovation Sociale et Design, les liens sont nombreux, et les exemples d’entrelacement aussi ! La récente exposition des 30 ans de l’ENSCI (22 février – 28 mars) en témoigne à travers différents projets mis en exergue :

FaireLe corps, l’enveloppe, le lit et le lieu : du mobilier pour un centre d’hébergement d’urgence du Samu social : ce projet de diplôme de Jérôme Aich (juillet 2001), en lien avec des psychanalystes et assistantes sociales, propose une série d’objets destinés à rendre les centres d’hébergements d’urgence plus “humains”, notamment des produits d’hygiène à usage unique : savon, blaireau, shampoing, brosse à dents, rasoir… “Il ne s’agit pas de faire des sous-produits pour les précaires, mais d’innover dans le domaine des produits d’hygiène” pouvait-on lire sur la présentation du projet au Lieu du Design.

Faire2Vaccination au sein des ONG : ce projet de William Hopkins (1996) visait à faciliter le regroupement et l’incinération des seringues usagées lors des campagnes de vaccination menées par les ONG. Toutes les maquettes du projet et les droits afférents ont été cédés à une ONG américaine, Path, spécialisée dans les produits médicaux pour les pays en développement.

Faire3Le créateur industriel et le destinataire de son travail – parcours d’une relations d’intérêt(s) : ce mémoire de Marie Coirié aborde la relation possible entre le concepteur et celui pour qui il travaille. Comment prendre en compte les besoins des autres sans partir à leur rencontre ? Comment appréhender un contexte complexe sans l’aide des gens qui l’habitent ? Le mémoire tente de répondre à ces questions à travers l’étude du développement du design pour tous, l’observation des techniques des sciences humaines dans les entreprises ainsi que l’expérience des pratiques qui impliquent les destinataires dans les étapes de conception. Un carnet de bord raconte le travail effectué au sein d’une résidence de la 27ème Région en Auvergne.

Une approche qui renvoie vers différentes questions traitées lors d’un RDV du BoP que j’avais animé, avec notamment la participation d’Audrey Richard-Laurent et son projet primé “Observance” : voir ici.