Raïa Dragneva voulait écrire sur le Développement Durable dans les ex-pays de l’URSS – d’autres contextes, d’autres imaginaires, d’autres systèmes de pensée… Sa recherche a finalement porté sur une nouvelle vision du risque dans les multinationales (à la fois « risk-victim, risk-maker et risk-taker ») dans une optique de soutenabilité. Là encore d’autres formes de rationalité : Raïa renverse la notion de risque par une approche relationnelle qui éclaire de façon nouvelle les questions de soutenabilité. Pour ces entreprises, mais plus largement pour nos sociétés.
Pour ce faire, cette jeune et brillante chercheuse en Développement Durable et Responsabilité des Organisations (Université Paris Dauphine) a multiplié les points d’entrée : les sciences de gestion bien sûr, mais aussi l’anthropologie, la philosophie, la sociologie. Et l’Histoire. Raïa convoque le passé : les sociétés prémodernes dont certaines parvinrent à maintenir un équilibre de vie pendant des milliers d’années. Le passé comme support de propositions et formulations nouvelles pour l’avenir.
Je passerai sur la notion de risque (mais cela vaut le détour, voir ici). Ce qui m’intéresse ici est cette invitation à saisir autrement la complexité de notre monde, sortir de certaines cases confortables par cette relationnalité qui relie l’homme aux multiples dimensions de la réalité.
Lecture sélective et passionnée du travail de Raïa, avec quelques raccourcis autorisés par l’intéressée :
A l’heure du désenchantement
Le monde moderne est caractérisé par une opposition entre culture/société et nature ; un dualisme qu’on retrouve dans la distinction entre humains et non-humains mais aussi dans d’autres sphères où se séparent la science de la politique, l’objectif du subjectif, les faits des valeurs, la technique de l’éthique… On a séparé les sphères de la société comme on a séparé les acteurs du monde vivant, l’homme et la nature notamment. Une attitude s’est imposée à son égard : distancée, possessive, voire dominatrice. L’Homme, d’impuissant face à elle, s’en est rendu maître et l’a réduit au statut de matière première. Une sorte de « verticalisation » s’est ainsi opérée dans la représentation du monde, à la faveur d’une vision anthropocentrique : grosso modo l’homme moderne est au centre d’un monde qui est à son service. Un monde devenu extérieur à lui-même, un environnement (ce qui environne, le terme est révélateur) comme un champ gérable, manipulable, contrôlable, par le calcul et la spécialisation.
C’est ce que Max Weber a appelé le « désenchantement du monde », c’est-à-dire la croyance selon laquelle les hommes peuvent tout maîtriser par la prévision. Dans cette approche, le monde est représenté comme un objet, soumis à des lois causales susceptibles d’être contrôlées, grâce à l’extension de nouvelles techniques et connaissances. Finis les mystères et l’imprévisibilité interférant dans la vie sociale : celle-ci devient exclusivement matière à prévision intellectuelle, avec des analyses de plus en plus poussées, de plus en plus fragmentées.
Le sociologue, anthropologue et philosophe des sciences français, Bruno Latour, parle de « sur-simplification de notre monde » : « La vision est incomplète ou segmentée, la totalité fuit ».
Les distinctions se sont transformées en cloisonnements qui ne sont d’aucune efficacité dans les situations complexes que nous connaissons, dans ce monde d’incertitude absolue où « on sait qu’on ne sait pas, mais c’est à peu près tout ce que l’on sait » ! (Callon et al. -2001).
Dans ce monde troublant, il manque, peut-être, de la relationnalité.
Au temps du lien : les sociétés prémodernes, véritables laboratoires de la « relationnalité »
Et si nous nous inspirions des sociétés prémodernes ? Non pas pour leur modèle de gestion, rassure Raïa (pour ceux qui craindraient le retour aux chasseurs-cueilleurs ;), mais pour leur vision large, ouverte, fondée sur le réseau : des principes d’intersubjectivité et d’interconnectivité, desquels dépendait leur survie.
Les sociétés prémodernes se concentraient sur la qualité de leurs liens avec les autres formes vivantes, il leur était impossible de déconnecter le social, le naturel et le spirituel. L’économie était intégrée dans la société et la nature, c’est à dire « encastrée ». L’univers était un, entier et naturel.
Prémodernité et soutenabilité : « keep all alive »
Une société en particulier intéresse Raïa : la société aborigène d’Australie. C’est une des sociétés les plus anciennes et soutenables de tous les temps avec une histoire s’étendant de 40 000 à 60 000 ans.
Le principe de guerre était inconnu des Aborigènes. Eux pour qui tout était relié accordaient une importance primordiale à la valeur de respect (de l’intégrité des hommes, des communautés, des espèces vivantes, des opinions des autres), se préservant ainsi des abus de pouvoirs. Le consensus était au cœur de la prise de décision : les communautés aborigènes mettaient en commun leurs incertitudes et dédiaient un temps et des ressources considérables pour parvenir à un consensus, ce qui permettait de passer très peu de temps pour le contrôle du respect de la décision. Cette approche prouva des siècles durant son efficacité dans la résolution de conflits et le partage du pouvoir.
La mission de la société aborigène était de maintenir la vie en tout. La production matérielle dans ces sociétés prenait peu de temps (trois à quatre heures par jour). En revanche, la production immatérielle (activités spirituelles, intellectuelles et artistiques) était beaucoup plus importante. Cette production d’intangibles permettait une faible pression environnementale et économique.
Le sens du sacré est inhérent à cette société « enchantée ». Chaque chose était vivante et avait un sens caché.
La distinction entre passé, présent et futur n’existait pas. La vie de l’espèce humaine était permanente dans un monde constant où toute chose avait toujours été là. Il n’y avait donc qu’un seul mot pour le temps et l’espace, celui du « juste moment » : par exemple, le juste moment pour une cérémonie ou la pêche d’un type de poisson ayant atteint une masse minimale pour être prélevé.
Selon l’historien de l’économie Noel G.Butlin (1993), toutes les fonctions de l’économie rationnelle étaient présentes dans l’économie aborigène, c’est-à-dire l’offre et la demande, les produits et les services, le commerce, les économies d’échelle, la division du travail, le système juridique, certaines formes de propriété. Il conclut que la société ne sous-utilisait pas ses ressources. L’approche aborigène de l’agriculture consistait à comprendre comment la nature fonctionnait et à l’aider si besoin en employant un minimum d’énergie. Il s’agissait d’en prendre soin plutôt que de l’exploiter, ce qui induisait une agriculture basée sur le savoir, c’est-à-dire une agriculture proprement écologique. Mais sortons un moment de nos cadres de pensée modernes sur cette « écologie » : « Les peuples non-occidentaux ne vivaient pas en harmonie avec la nature, ils ne traitaient pas la nature. Ils ignoraient la distinction entre ordre social et ordre naturel » (Latour, 1999).
Nous sommes là bien loin des partitions actuelles. La modernité, rappelle finement Raïa, affecte l’ontologie et place l’épistémologie au premier rang : les choses en soi sont remplacées par les choses pour nous. Ainsi les objets n’existeraient qu’à travers la représentation du sujet, c’est à dire de l’humain…
Demain : à la croisée des chemins
Peut-on penser ancien et moderne à la fois ? Peut-on sortir de cette dualité ? Les penseurs de la non-modernité comme Bruno Latour invitent à de nouvelles hybridations : sans prôner un retour aux temps anciens, refuser certains principes et caractéristiques de la société moderne et réintégrer les liens, les connexions entre les sphères de la société, les acteurs, le monde vivant et non vivant. La théorie relationnelle ouvre de nouveaux possibles : considérer que chaque chose est un point d’intersection, un « noeud hybride » né du mélange entre l’objectif et le subjectif. Si la relation est changée, alors les choses le sont aussi. « La société ne constitue pas un cadre à l’intérieur duquel évoluent les acteurs. La société est le résultat toujours provisoire des actions en cours » (Akrich & al, 2006). Il s’agit d’appréhender une réalité où rien n’est préétabli, où la substance n’est pas objectivité et où tout se base sur des relations (stables ou instables).
Pour Raïa, toute organisation doit ainsi sortir d’un « état figé par la modernité » et être repensée comme une entité relationnelle, dans une vision plus dynamique, souple et étendue des relations, réseaux, interactions et liens de dépendance aux autres espèces, aux « objets » qu’elles créent, aux non-humains, qui sont bien réels mais bien souvent tus. Bruno Latour parle de la nécessaire « inclusion des entités non humaines », qui regroupent les espèces végétales, animales, minérales mais aussi des objets fabriqués par les hommes, des outils, des normes… Une sorte de « Parlement des Choses » !
L’étude des sociétés prémodernes peut-elle nous permettre d’envisager le réel dans la richesse de ces interconnexions et par là de guider des décisions plus conscientes et une gestion du risque véritablement soutenable ?
« Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d’araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour en faire un réseau qui porte son existence. »
Jakob von Uexküll, 1934
Merci Raïa